Corps 00:00

Corps 00:00 (2002)





Distribution et mentions
Conception et chorégraphie Cindy Van Acker Interprétation Perrine Valli ou Cindy Van Acker Composition sonore Frédérique Franke, Philip May, Denis Rollet les 3 musiciens jouent live sur scène Lumière Luc Gendroz Durée 49 min Création Octobre 2002, ADC Genève Production Cie Greffe Soutiens Ville de Genève, DIP, Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture, ADC (Association pour la Danse Contemporaine, Genève), AVDC (Association Vaudoise pour la Danse Contemporaine) Administration et diffusion Tutu-Production


A propos

Quand la jeune chorégraphe belge Cindy Van Acker branche son corps à des stimulateurs électriques informatisés qui court-circuitent ses mouvements elle interroge la naissance d’un corps dansant, possible au-delà de sa forme corporelle. Corps greffé, branché, informatisé: Corps 00:00 titre la chorégraphe pour qui la danse devient la pratique exhibée d’un corps réel support d’un corps possible qui le dépasse. Travaillé par la technologie, son corps ne cherche pas la réparation des dispositifs prothétiques médicaux, pas plus qu’il ne désire un niveau supérieur de performance. Au contraire, envahi par les stimuli artificiels, il devient le spectacle de sa déformation: quelque chose le dépasse, qui dit que le corps ne se limite pas à sa forme, que le corps n’est pas une donnée formatée.


Corps Fantôme

« Nous avons besoin d’une connexion avec la technologie. Il n’y a pas de meilleur art que la danse pour la réaliser » déclaration de John Cage en 1986. Quelques années plus tard, son partenaire artistique le chorégraphe Merce Cunningham inaugure la connexion créative avec l’informatique. La danse donc, réalisation de la connexion nécessaire avec la technologie. On peut se questionner sur le besoin d’en passer par la danse pour se connecter à la technologie. On peut avancer que Cage demande là que le corps s’implique, qu’il faille en passer par le réel du corps, un besoin d’incarnation.

D’abord une mise au point chronologique: la connexion de Cunningham se fait en deux temps, deux logiciels de simulation du mouvement en 3D: Life Forms puis Character studio utilisé notamment pour la séquence de danse virtuelle de Biped. Le premier, et plus précisément le programme Sequence editor, permet d’élaborer des mouvements, de les mémoriser jusqu’à obtenir des enchaînements, «des formes et des transitions impossibles à réaliser par le corps humain». Un genou touche une épaule, une pirouette devient le point de départ d’un saut sans élan… Bref les repères éclatent autant physiquement que mentalement. Cunningham assiste là à l’explosion du déterminisme anatomique du corps, et de ses réflexes mentaux, l’aboutissement radical de son travail qui consistait déjà dans une écriture de la dissociation à chorégraphier séparément les mouvements des jambes, des bras, et du torse et à tirer au sort pour savoir dans quel ordre cela devait s’enchaîner. Character Studio -conçu par Susan Amkraut et Michael Girad de la Société Unreal Pictures- imite, modélise et manipule les coordonnées de mouvements enregistrés à partir de corps réels par la technique dite motion capture : fixation de marqueurs photos sensibles aux articulations, captation des déplacements chorégraphiés au préalable par caméras optiques qui en gardent une trace filment et traduisent les impacts lumineux en code informatique. Si Life Forms tente «des combinaisons de mouvements qui seraient impossibles pour un vrai danseur, c’est voir quelque chose auquel on n’avait jamais songé», avec Character studio, il devient possible de changer la structure du corps modèle: «Vous pouvez abstraire les coordonnées d’un rythme -un rythme réel, enregistré sur telle partie du corps du danseur, la jambe droite disons-, et le transposer sur un autre élément du corps, un bras par exemple. Je pense qu’on verrait d’autres choses de cette façon. Pas des choses artificielles: des possibilités vraiment inscrites au corps mais qu’on n’actualise pas parce qu’on ne sait pas qu’on les a […] On pourrait brancher une autre paire de jambes sur Biped si on voulait. Evidemment c’est d’un intérêt relatif pour la danse, mais c’est possible.» Or c’est justement ce possible d’un corps qui intéresse la danse dans sa connexion avec la technologie, et Cunningham est en cela le plus américain des chorégraphes, toujours pionnier de la New Frontier et de la disponibilité libérale: «voir quelque chose auquel on n’avait pas songé», actualiser un corps qu’on ne sait pas avoir.

La danse est l’actualisation de ce corps, et cette actualisation se réalise dans la connexion avec la technologie. Quand la jeune chorégraphe belge Cindy Van Acker branche son corps à des stimulateurs électriques informatisés qui court-circuitent ses mouvements, c’est ce qu’elle interroge: la naissance d’un corps dansant, possible au-delà de sa forme corporelle. Corps greffé, branché, informatisé: «Corps 00:00» titre la chorégraphe pour qui la danse devient la pratique exhibée d’un corps réel support d’un corps possible qui le dépasse. Travaillé par la technologie, son corps ne cherche pas la réparation des dispositifs prothétiques médicaux, pas plus qu’il ne désire un niveau supérieur de performance. Au contraire, envahi par les stimuli artificiels, il devient le spectacle de sa déformation: quelque chose le dépasse, qui dit que le corps ne se limite pas à sa forme, que le corps n’est pas une donnée formatée. Contractions, désarticulations involontaires, impulsion extérieure qui parasitent en même temps qu’elles participent au mouvement dansé, la chorégraphie de Van Acker déçoit l’intégrité du mouvement comme celle du corps. L’acte chorégraphique défini dans la connexion avec la technologie expose un corps flottant, à l’impossible contour: corps réel doublé de son fantôme. Le corps organique, son organisation en un volume sculptural, en un dessin linéaire se voient systématiquement troublés par un corps virtuel, involontaire non plus de l’ordre du visible mais du perceptible. La danse via la technologie fait exister ce corps fantôme, et en cela exhibe l’insuffisance -sans que ce soit négatif- du corps réel que la pratique a souvent tenté de nier (la virtuosité classique), de contrecarrer (fantasme cunninghamien). Le corps de Van Acker est incomplet; support d’une technologie invasive, il ne se ferme pas, mais au contraire, exhibe son ouverture.

Dans sa connexion avec la technologie, le corps dansant reste ouvert; traversé par la machine, il voit ses limites repoussées, Ça ne veut pas dire gagner en puissance, précision, vitesse, ça signifie expérimenter sa mue, voir tomber sa peau jusque-là perçue comme site signifiant, comme interface. «Surface, la peau fut un jour le commencement du monde, et simultanément la limite du moi. En tant qu’interface, elle fut autrefois le site de l’effondrement du personnel et du politique. Mais maintenant, étirée et pénétrée par la machine, la peau n’est plus la surface lisse, sensuelle, d’un site ou d’un écran. La peau ne signifie plus désormais séparation, […] mais disparition du dedans et du dehors.» (Stelarc, Vers le post humain, Nouvelles de danse, n° 40-41). Aussi la connexion technologique réalise-t-elle une chorégraphie de corps ouverts, de mouvements contrôlés, contraints et involontaires -de rythmes internes et des gestes externes. Les amputés font souvent l’expérience d’un membre fantôme; la danse en connexion avec la technologie est l’actualisation de la sensation fantomatique d’un corps additionnel, virtuel quoique visuel, plutôt que viscéral. Le corps est couplé de telle sorte à mobiliser son fantôme. De leur interaction, il résulte une chorégraphie de l’informe, qui se mobilise moins dans la qualité de ses gestes que dans l’acte de présence de ses corps possibles. —

Laurent Goumarre.


Images
© Isabelle Meister