Le mot « drift » signifie aussi bien la « dérive », en anglais, que « la colère », « l’ardeur » ou « la pulsion» en néerlandais. En français, c’est également un terme de géologie, qui désigne les matériaux charriés par les glaciers. Tous dérivent d’une même étymologie indo-européenne: le « drift » est ce qui pousse, provoque et conduit l’action, mais il deviendra, par les mystères de l’évolution linguistique, ce qui la subit. Un des derniers sports automobiles à la mode traduit d’ailleurs « drift » par « dérapage contrôlé » : glisser dans la maîtrise, dériver sans perdre pied. L’idée est la même : le « drift » est une force intérieure, un conducteur, ce qui en impose lentement, ce qui porte et est emporté, jusqu’à la dérive. Mais la dérive s’assimile aussi à un plaisir de l’errance et du non-sens. Il s’agit alors de se laisser guider plutôt que de conduire, de flotter à la surface de ces fleuves promenant des matériaux d’un lointain passé, de voguer et de vaquer, portés par le continental drift — la dérive des continents — AS
Distribution et mentions
Chorégraphie Cindy Van Acker Interprétation Tamara Bacci, Cindy Van Acker Scénographie Victor Roy Lumière Luc Gendroz, Victor Roy Musique Vincent Haenni, Denis Rollet Programmation informatique Khalil Klouche Costumes VRAC Durée 65 min Administration Aude Seigne Diffusion Tutu Production/Véronique Maréchal Production Cie Greffe Co-productions ADC Genève, Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis, Centre National de la Danse à Pantin, Théâtre Les Halles de Sierre, Kaaitheater à Bruxelles et Arsenic à Lausanne Soutiens Loterie Romande, Fondation Leenaards, Fondation Ernst- Göhner, Pour-cent Culturel Migros
A propos
Abstractions et dérives contrôlées Il faut dire d’abord l’immense plaisir à voir dans cette pièce deux danseuses qui ont énormément travaillé ensemble ces dernières années, et qui savent partager l’espace et le temps d’une pièce jusque dans l’accord le plus infime et le plus sensible sur des micros-déplacements ou sur des infra-minutages. Drift travaille justement cette matière-là : le croisement et le mélange de deux corporalités. Et ce jusqu’à la fusion des mouvements, la confusion des images, jusqu’à la perte de soi, l’absorption dans une nouvelle entité transmutée. Plus que jamais, Cindy Van Acker entre ici dans l’abstraction, dans une géométrie pure, rigoureuse, qui traite la lumière, l’espace et le corps humain comme des éléments malléables pouvant être unifiés. Et c’est avec ses très subtiles compagnons de scène Luc Gendroz et Victor Roy que la chorégraphe produit cette matière composite, faite de lignes et de surfaces, cette matière globale en lent et constant mouvement. On a envie de citer Tim Ingold dans sa Brève histoire des lignes, récent livre de chevet de Cindy Van Acker : « Nous vivons dans un monde qui, avant tout, se compose non pas de choses mais de lignes. Au fond, qu’est-ce qu’une chose, ou une personne, sinon un tissage de lignes — les voies du développement et du mouvement — à partir de tous les éléments qui la constituent ? » Lignes des bras, des dos, des jambes, extraites du noir; surface des plots de la scénographie sur lesquels jouent l’ombre et la lumière ; géométries constructivistes, évolutives, qui retraitent l’espace à l’envi. Si drift signifie en français se laisser glisser, le mot veut dire ardeur ou pulsion en néerlandais : il y a donc là une tension intéressante entre d’une part la passivité d’une dérive et d’autre part l’induction d’un mouvement. Paradoxe qui trouve ici son expression dans un tempo retenu. Car la lenteur des éléments chorégraphiés par Cindy Van Acker (corps, plots, lumières) relève à la fois d’un laisser faire et d’un volontarisme patient, têtu, que rien ne peut stopper. Quelque chose comme la force tranquille de la dérive des continents. Mais ce que cette danse abstraite produit, c’est essentiellement une neutralisation du corps humain en tant que signe univoque sur un plateau. En juxtaposant des états du corps mélangés, parfois humains, parfois machiniques, parfois animaux, en jouant de postures triomphalistes, neutres ou défaitistes, la pièce annule tout rapport clair entre signe, sens et identité. Pour créer un interrègne étrange, ouvrir un autre espace-temps, illimiter la perception, et donner à ces corps imprégnés de lenteur comme une force politique renouvelée, inconnue. — MP