Cindy Van Acker part ici d’une oeuvre musicale existante, Quando stanno morendo de Luigi Nono. « Je dédie cette pièce, écrit Nono, aux camarades polonais qui, en exil, en prison, au travail, résistent ; qui espèrent tout en étant désespérés, croient tout en étant incrédules. » La dimension politique, révélée à travers des poèmes slaves, constitue l’essence même de cette oeuvre dont la structure s’impose à la chorégraphe et ses sept interprètes.
Distribution et mentions
Chorégraphie Cindy Van Acker Interprétation Stéphanie Bayle, Marthe Krummenacher, Gennaro Lauro, Francesca Ruggerini, Raphaëlle Teicher, Elia Van Acker ou Malou Zimmermann, Rudi van der Merwe, Daniela Zaghini Musique Luigi Nono, Samuel Pajand / L’œuvre de Luigi Nono est éditée par G. Ricordi & Co. Bühnen- und Musikverlag, Munich. Scénographie Victor Roy Programmation Khalil Klouche Lumière Luc Gendroz Costumes Kata Tòth Durée 65min Diffusion Tutu Production / Véronique Maréchal Administration Sophie Mercier Production Cie Greffe Coproduction ADC - Genève, Arsenic - Lausanne, Théâtre Les Halles - Sierre Soutiens Loterie Romande, Fondation Leenaards, Ernst Göhner Stiftung, Pourcent Culturel Migros, une fondation privée genevoise, Sophie und Karl Binding Stiftung, Corodis
A propos
Quand ils meurent, les hommes dansent
Lorsque certaines œuvres parviennent à se poser au bon endroit, il semble que toute description ou commentaire les déclasseraient, hors de leur évidence. C’est le cas de Zaoum, dont la puissance expressive ne cesse de se déployer chez le spectateur, même encore après la pièce, en impressions profondes, souvent contraires. Relever un trait signifiant, c’est aussitôt en trahir d’autres. Zaoum est le lieu d’une antithèse qui vient nourrir l’âme humaine. Jusqu’à ce panneau final hissé par l’enfant sur scène, qui dit à la fois la cible et le drapeau blanc, la guerre et la reddition, sans que l’on puisse comprendre ou mettre en mots l’émotion absolue que ce dernier geste libère.
Cindy Van Acker a choisi de chorégraphier une pièce très engagée de Luigi Nono, écrite en 1982, pendant la répression du mouvement Solidarnosc, alors que la Pologne suffoque sous la loi martiale du Général Jaruzelski. On sait la musique de Nono nourrie de combats politiques, notamment de la lutte anti-fasciste en Italie ; cette composition cherche à ouvrir des espaces d’utopie en étirant jusqu’à la stridence, jusqu’au râle, jusqu’au silence, quatre voix de femmes, une flûte, un violoncelle et des lignes électroniques.
Avec cette pièce de Luigi Nono, dont le titre, Quando stanno morendo est emprunté à un poème de Velemir Chlebnikov, vient la poésie zaoum: de za- (au-delà) et oum (esprit), ce qui donne trans-mental ou trans-rationnelle, soit un langage qui, dès 1913, fait du mot un principe actif de transformation du monde, pariant sur la force libératrice du son et de la graphie. Malevitch s’en inspirera pour établir son suprématisme pictural.
Tant Nono que Chlebnikov et Malevitch donnent à l’artiste un devoir et une capacité de transformation du monde, au travers de formes pures, abstraites, appelant à un plus haut degré de conscience, de perception, d’action. A leur suite et avec son équipe de création, Cindy Van Acker ouvre son propre chantier de résistance : elle pénètre la partition et la suit, notamment dans sa structure tripartite (désespoir, accusation, espoir) ; elle introduit de la poésie dans sa danse (naissance d’un verbe magnifiquement porté par une enfant) ; elle travaille l’espace avec certains outils de ce futurisme, et la dernière partie, installative, qui traite le sol comme une page, est une merveille expressive (carré noir sur fond blanc / place des mots dans le poème). Surtout, Cindy Van Acker fusionne les matières, trouvant dans sa manière de faire usuelle une profondeur inédite, spirituelle à force de foi dans les corps. La scénographie de Victor Roy, monumentale presse lumineuse articulée, évolue de manière à menacer l’espace de représentation, à faire apparaître ou disparaître les danseurs, à éblouir ou éteindre, à faire trembler les étendues, les repères. Un formidable jeu sur le noir-blanc. Quant à Samuel Pajand, il a composé une coda comme un long et profond suspense, qui trouve dans les basses un contrepoint aux voix sur-aiguës de Nono. On assiste ainsi à la progressive transformation d’une réalité complexe, intégrative, alimentée par tous les registres sensoriels, habitée de corps déployant des attitudes symboliques précises et pourtant énigmatiques.
Zaoum est une pièce humble, pénétrante, juste. Sept danseurs et une enfant installent sur le plateau une présence lente, qui ira jusqu’à se figer en une très longue image arrêtée pour un cri en acmée passé au rouge. C’est la première fois que cette lenteur, qualité chorégraphique tout particulièrement explorée par Cindy van Acker, signifie à ce point l’ancrage de l’humain sur la terre, dans le sens d’une confiance en cet ancrage. Et cela jusqu’au cœur de ce moment terrible où certains corps inertes, absolument chosifiés, sont manipulés sans précaution, testés avec une brutalité laconique dans la résistance de leurs articulations mortes. Ces inanimés dont la chair est triturée, martyrisée, mordue ne sont pourtant jamais annulés. Ils viennent ajouter un vers au poème de Chlebnikhov qui sert de tuteur à la pièce musicale : quand ils meurent / les hommes dansent.
Zaoum est une pièce apocalyptique, à la suite de la poésie zaoum. Comme l’explique dans le programme Massimo Cacciari, qui a collecté les poèmes utilisés par Luigi Nono, l’apocalypse réunit la catastrophe et la rédemption, la perte et le salut. Tout le contraire du pessimisme ou de cette tristesse dont Deleuze dit qu’elle est ce dont les pouvoirs établis ont besoin pour faire de nous des esclaves. De même, Zaoum est une pièce messianique, à la suite de la pièce de Nono qui était dédiée « aux amis et camarades polonais qui, en exil, dans la clandestinité, en prison, au travail, résistent – qui espèrent tout en étant désespérés, qui croient tout en étant incrédules. » Tout le contraire de la foi béate. Deleuze encore sur l’homme libre : « Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l’organisme. Faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience ».
Avec cette enfant qui organise la chorégraphie tout au long de la pièce, voix tendre, corps délicat, concentration tangible, cette œuvre au noir est certainement l’une des moins sombres de la chorégraphe flamande. Désespérée, elle espère. Et c’est ce type d’agencements antagoniques, profondément articulés, activés dans le sensible, dont nous avons besoin aujourd’hui. Les derniers mots de l’enfant sont de Pasternak : « Je n’ai pas levé le drapeau blanc ». « Et même au moment de mourir, les hommes chantent ». — MP